Parmi les nouveaux venus de la promotion French Tech 120 de 2023, un curieux animal détonne : Lucca, créateur d’outils de gestion RH et admin.
Un animal inhabituel par son âge — 21 ans. Un animal étonnant par ses choix — du bootstrap à une offre de 11 logiciels spécialisés en passant par l’absence de variable chez les commerciaux.
Cette entrée dans le FT120 est la marque sinon d’une mue, au moins d’une nouvelle ère pour la startup. Tant dans son parcours des 20 dernières années que dans le potentiel des 20 prochaines, l’aventure Lucca regorge d’enseignements originaux et de questions stimulantes sur comment changer d’échelle sans se dénaturer, tracer son couloir de nage dans un océan aux pratiques parfois standardisées.
Dresser le portrait de Lucca, c’est faire un autre récit de la French Tech.
⏪ 21 ans de développement, 5 caractéristiques uniques
C’est l’histoire d’un spin-off…
Lucca n’est pas né dans un garage, mais trouve son origine chez Webnet, une SSII en l’an 2000. Le CEO et co-fondateur de Lucca Gilles Satgé en a fait le récit sur le blog de l’entreprise : alors directeur financier de Webnet, il crée un logiciel de gestion des congés avec un collègue, puis convainc son patron de proposer cette solution à d’autres entreprises. Bienvenue à WebRTT, dont les premiers utilisateurs externes se trouveront au ministère de l’Education nationale !
En 2002, suite à l’éclatement de la bulle internet, Webnet souhaite vendre son logiciel RH. Gilles Satgé le rachète pour 61.000 euros. Lucca est lancé.
Une approche multi-produits affirmée
Vous en connaissez combien, vous, des startups françaises B2B qui ont su construire une galaxie de plusieurs produits ? Lucca ressort dans le paysage, fort de ses 11 logiciels répartis en 4 gammes :
Temps et activités => Timmi
Talent => Poplee
Finance => Cleemy
Paie => Pagga
Avec 4 marqueurs qui sont autant d’inspirations :
Vision claire : “Un logiciel de gestion n’est pas nécessairement gris, moche et triste”, devise de l’entreprise (rappelons que l’entreprise a été créée en 2002, où cette aspiration était encore plus étonnante)
Stratégie claire : le CEO martelait en 2007 “nous avons décidé de fabriquer l’équivalent logiciel du tournevis plutôt que celui du couteau suisse, c’est-à-dire des logiciels destinés à résoudre un problème précis, plutôt que des logiciels généralistes adressant de façon centralisée toute une palette de besoins”
Branding bien identifiable : des noms courts, percutants, évocateurs mais pas trop non plus de l’usage associé. Timmi, Poplee, Cleemy, Pagga : au prochain ajout, je ne doute pas que j’arriverai à reconnaître la patte de Lucca en arrière-plan.
Gestion active du portefeuille produit : quasiment depuis ses débuts, Lucca a toujours compté plusieurs produits dans son offre. Au début, on trouvait ainsi Ugo pour la gestion des congés et Urba pour la réservation de ressources. Pour répondre à de nouveaux besoins de ses clients tout en maintenant une cohérence d’ensemble, Lucca a su faire évoluer sa gamme :
Par addition, parfois par acquisition d’ailleurs, comme Bloom at Work qui a rejoint le groupe en 2021 avec sa solution d’enquêtes sur l’engagement des salariés.
Par soustraction, tel Urba qui a disparu en 2015.
Par renommage, à l’image de l’ancêtre WebRTT devenu Ugo puis Figgo puis Timmi Absences aujourd'hui.
Les éternels pionniers
En fouillant dans les archives de Lucca, j’ai été saisi par un trait saillant de cette organisation : elle a toujours su capter les nouvelles possibilités offertes par son temps, elle n’a jamais rechigné à se réinventer, à tester encore et encore. La preuve par 4 exemples :
Passage réussi de la vente de licences à l’abonnement SaaS à la fin des années 2000, car à leurs débuts c’était encore un horizon lointain !
Bureau de Nantes ouvert en 2013, sachant que (i) la structuration de cet écosystème en était à ses débuts et (ii) que Lucca ne comptait alors qu’une trentaine d’employés.
Startup week-end qui réunit chaque année depuis 2015, pour que des équipes planchent sur des idées de nouveaux produits à usage interne ou externe proposés par les employés. Cette pratique continue encore à ce jour, et a par exemple débouché sur Lucca Faces, qui permet d’apprendre les noms de ses collègues via un quiz, et est disponible pour les clients.
Club des utilisateurs réunit pour la 1ere fois en 2018, quand la structuration de communautés autour de solutions B2B SaaS n’était pas encore la tendance de fond qu’elle est depuis devenue.
Une réussite en mode bootstrap
La trajectoire économico-financière de Lucca se condense en 3 mots : croissance régulière autofinancée. Il y a les coureurs cyclistes qui “giclent” dans l’ascension des grands cols, accélération foudroyante et maillot ouvert, au risque de bluffer et d’exploser 2 kilomètres plus loin. Et il y a ceux qui montent “au train”, coup de pédale régulier sur le bitume, solidement calés sur la selle. Lucca fait assurément partie de la deuxième catégorie.
La startup franchissait le million d’euros de chiffre d’affaires en 2010 ; l’année dernière, c’était 29 millions. Sur les derniers exercices, la croissance affichait souvent entre 40 et 45% par an. Un taux moins extraordinaire en tant que tel que par sa consistance.
C’est que la courbe de croissance de Lucca est indissociable de sa stratégie de financement en bootstrap, c’est-à-dire sans faire appel à de nouveaux actionnaires qui injectent de l’argent frais :
Pour pouvoir s’autofinancer, il faut générer du cash donc ne pas investir à perte, ce qui veut dire atteindre un taux de croissance soutenable…
…et en retour les montants mobilisés ne permettent pas de doper la croissance comme dans une aventure faite de levées de fonds.
En 2017, le CEO Gilles Satgé déclinait ses axes de financement, contrastant avec les grosses levées de fonds qui font l’actu de nos jours:
Facturer d’avance ses clients
Emprunter classiquement auprès des banques
Aller chercher des sources alternatives, par exemple 750 K€ d’obligations émises auprès d’un fonds
Solliciter les aides publiques, côté Bpifrance et crédit impôt recherche
Et quand Lucca a pour la première fois ouvert son capital à un investisseur extérieur fin 2020, ce n’était pas auprès d’un fonds, ni pour un montant substantiel (1 M€). Il s’agissait avant tout de bénéficier de l’expérience de Stéphane Dietrich, co-fondateur de Neolane, acteur du logiciel de campagnes marketing racheté pour 600 M$ par Adobe en 2013.
Suspense toutefois : après 20 ans d’autofinancement, Lucca a réalisé sa première levée de fonds en 2022 (on voit cela plus bas).
Une entreprise libérante
Ce qui distingue peut-être le plus Lucca de tous ses congénères, ce sont sa culture et ses pratiques RH novatrices. Je n’ai jamais vu cette entreprise citée parmi les entreprises libérées ; je la classe volontiers comme entreprise libérante.
Les initiatives les plus iconoclastes :
Pas de rémunération variable pour les commerciaux, ce qui aligne les intérêts de l’entreprise et ceux des clients, ainsi que les intérêts des commerciaux avec ceux des autres équipes.
Transparence des salaires
Après 3 ans d’ancienneté, les employés ont la liberté de fixer leur salaire, lors d’un comité entre pairs
Actionnariat salarié développé, environ 70 au capital à ce jour
Le résultat : des équipes qui restent. Longtemps. Qui peuvent gravir les échelons et changer d’équipes parfois. En fouinant sur LinkedIn, j’ai ainsi croisé un Chief Product Officer rentré en 2007, une Directrice commerciale en 2017, un CTO en 2003, des Heads of Product (thématiques) rentrés en 2012 et 2009…
Preuve de l’unicité de cette culture, les critiques des salariés (glanées sur ChooseMyCompany) sont assez inattendues. Beaucoup je pense aimeraient voir ces “problèmes” dans leur propre entreprise :
“La surcommunication”
“Un business un peu trop product-driven”
“La culture du débat entraîne forcément des longs débats”
⏩ Le futur sur un chemin de crêtes : Lucca en 4 questions existentielles
Peut-on être tortue au milieu des lièvres ?
En mars 2022, Lucca a réalisé sa première levée de fonds institutionnelle, une Série A de 65 M€ auprès du fonds One Peak. 35 M€ en augmentation de capital, 30 M€ en rachat d’actions de salariés actionnaires existants, récompense de la fidélité et des efforts accumulés.
Dans une vidéo d’annonce, le CEO en donnait la justification : “Tous nos concurrents l’ont fait dans des proportions importantes, et ils sont très agressifs. Je ne voulais pas que Lucca soit relégué en seconde division.” Pas une nécessité vitale (= pas de trou imminent dans la caisse), une obligation économique. On nage en pleine théorie des jeux : quand tout le monde joue dur, on ne vaincra pas en jouant tranquille.
Cette levée est une étape fondamentale dans l’histoire de Lucca, une bifurcation sans retour en arrière possible. Car un investisseur institutionnel espère un retour sur investissement substantiel sous 5 à 10 ans. Gilles Satgé a beau affirmer que cette levée n’en appellera pas nécessairement d’autres, il faudra a minima trouver à terme un ou des repreneurs pour les parts de One Peak.
Comment changer d’ère sans changer d’air ?
La levée de fonds modifie les attentes en termes de croissance, et cela peut aussi affecter la culture. Lucca étant l’un des rares leaders de la French Tech ayant 20 ans d’historique, qui plus est avec une croissante remarquablement stable et une équipe incroyablement fidèle, la startup va se retrouver confrontée à une question que peu ont connue : est-il possible de changer de rythme sans casser la machine ?
Le risque est à mon sens que Lucca se dénature en forçant à la place d’appuyer sur ses fondamentaux. C’est l’interrogation qui m’assaille par exemple sur le développement international. Lucca a ouvert ses premiers bureaux à l’étranger (Genève et Barcelone) en 2022 seulement. Cela est-il compatible avec son histoire, sa culture que j’imagine facilement très française (ex : son blog n’est pas traduit), par rapport à ses concurrents des années 2010 qui ont eux pris très tôt le pli de l’international, aidés de leurs amples levées de fonds ? Quand on est d’âge mûr, tout changement important est deux fois plus douloureux à mettre en place.
Autre enjeu qu’implique la rare longévité de Lucca : pour autant qu’il paraisse sympathique, j’ai eu confirmation de source sûre que le CEO Gilles Satgé n’est pas éternel. Comment un fondateur/CEO de 60 ans passés peut-il prévoir puis mener sa succession, sans casser ni le moteur (la croissance) ni l’habitacle (la culture) ? En termes opérationnels comme capitalistiques (= reprendre ses parts), le débat est ouvert.
Boîte à outils ou tout-en-un ?
On l’a vu plus haut, Lucca s’est construit sur une vision affirmée : proposer des outils adaptés chacun à un besoin bien délimité, plutôt qu’un logiciel généraliste. Tournevis vs. couteau suisse. 2 décennies d’expansion réussie de l’offre, avec 11 logiciels aujourd’hui, brouillent néanmoins cette vision :
“4 gammes de logiciels, une plateforme unique” : l’un des messages clés de leur page d’accueil se situe entre le marteau et l’enclume…
… tout comme leurs tarifs, qui naviguent entre le “à la carte” avec une lisibilité forcément difficile et 2 suites que sont “Essentiel SIRH” (3 solutions combinées) et “Lucca pour la paie” (4 solutions combinées).
La raison du rebranding de Figgo (la solution de gestion des congés par laquelle tout a commencé) en Timmi Congés est à cet égard éloquente : “Figgo faisait de l’ombre à Lucca. Les utilisateurs parlent de l’outil qu’ils emploient au quotidien, pas de l’éditeur qu’il y a derrière.” Lucca a donc pour ambition de gagner en notoriété… mais demeure pourtant le nom de l’éditeur et toujours pas celui de la solution.
2 orientations stratégiques s’offrent à Lucca :
Soit s’assumer comme SIRH complet, dont les fonctionnalités se renforcent l’une l’autre, et qui vont s’élargir avec de nouveaux lancements ou rachats de startups. Une direction en ligne avec l’architecture technique sans doute, la stratégie commerciale à base de commerciaux (logique pour une solution complexe, sensible, avec des valeurs de contrat élevées) et les nouveautés produit des dernières années. Une direction également en phase avec une tendance de marché, des clients qui peuvent vouloir consolider leur “stack” de logiciels pour plus d’efficacité et d’économies. Une direction qui met toujours plus Lucca en concurrence frontale avec des acteurs comme PayFit, HiBob, Factorial et Personio qui sont parfois proches de couvrir tout le champ des RH, du recrutement à la gestion administrative en passant par le feedback et les entretiens.
Soit s’assumer comme éditeur de logiciels simples, chacun avec une identité encore plus forte et une existence autonome (à commencer par des sites web dédiés). Revenir, donc, à l’ADN des débuts de Lucca. Et prendre le contre-pied de la tendance des acteurs du marché à faire grossir et grossir encore leurs produits : unbundle plutôt que bundle. Ce qui impliquerait certainement de se focaliser sur des clients plus petits, partout dans le monde pour que le jeu en vaille la chandelle, avec un déplacement vers le Product-Led Growth, c’est-à-dire laisser les clients autonomes dans la découverte et la souscription des produits.
C’est quoi le succès ?
La trajectoire unique de Lucca amène pour finir à questionner la mesure du succès. Si l’on pense aux métriques les plus courantes de nos jours, la valorisation (331 M€ si mes calculs sont bons), le CA (29 M€) ou le rythme de croissance, du haut de ses 21 ans Lucca n’impressionne pas à côté de plusieurs de ses acolytes SaaS du FT120. Mais si l’on se penche sur des indicateurs de soutenabilité, comme la comparaison entre profitabilité et taux de croissance, le CA généré par € levé ou la rétention des employés, Lucca est je pense un net leader.
Choisir une définition du succès claire, c’est ce qui orientera certainement Lucca sur les réponses apportées aux différentes questions soulevées précédemment. Avec la même difficulté que pour tout algorithme : on ne peut jamais tout optimiser en même temps.
Dans ses pratiques uniques comme dans les problématiques inédites que l’organisation aura à affronter, l’étude de l’aventure Lucca est passionnante et le restera pour de nombreuses années.
A de nombreuses étapes de mon investigation, la même question m’est revenue : comment n’en avais-je pas (plus) entendu parler avant !!?? Plus que la première levée de fonds réalisée, la véritable inflexion se situe peut-être là, cristallisée dans l’intégration du French Tech 120 : et si, dans son produit comme dans sa culture, Lucca s’affirmait comme un modèle ?
Rares sont les acteurs de l’écosystème qui innovent dans autant de domaines avec une telle constance. Alors, souhaitons-leur de continuer à tracer leur sillon. Et que grâce leur en soit rendue.
Merci d’avoir lu ce portrait ! N’hésitez pas à ajouter vos remarques et questions en commentaires, et à le partager autour de vous s’il vous a plu.
A bientôt,
Tom
Une analyse d'une qualité rare !
C'était absolument fascinant à lire — merci Tom ! :)